Edgard Pisani, le visionnaire

Parmi les fortes personnalités qui, de Jean-Baptiste Doumeng à René Dumont, de Sicco Mansholt à Michel Debatisse, ont marqué l’histoire de l’agriculture de la seconde moitié du XXème siècle, Edgard Pisani était le dernier survivant. Avec son décès, une page se tourne.

Visionnaire hors pair, grand serviteur de l’Etat, éveilleur de consciences, habile négociateur, esprit indépendant aux idées parfois radicales… tels sont les commentaires qui reviennent le plus souvent parmi la pléiade d’hommages rendus à cet homme politique atypique, dont la haute silhouette et les propos tranchants et parfois cassants en imposaient.

Né en 1918 à Tunis, Edgard Pisani entre dans l’histoire lors de la libération de Paris, en contribuant à libérer la préfecture de police. Michel Piccoli jouera son rôle dans le film Paris brûle-t-il ? Il est nommé à 26 ans sous-préfet de Haute Loire puis de Haute Marne, département dont il sera en 1954 le sénateur. C’est aussi le département du général de Gaulle. Ce dernier lui proposera en 1961 de devenir son ministre de l’Agriculture. Durant plus de cinq ans, – le record de longévité sous la Vème République à ce poste -, il va mettre en place les lois d’orientation agricole, qui vont profondément transformer le paysage agricole français, et piloter les débuts de la PAC. Face aux caciques de la FNSEA, peu portés sur les réformes gaullistes, il s’appuie sur la jeune génération des syndicalistes emmenée par Michel Debatisse. « Les plus grandes joies, confiera-t-il, que je retire de mon séjour rue de Varenne me viennent de mes relations avec les jeunes agriculteurs tous issus de la JAC. »

Plus gaullien que gaulliste, il quitte en 1967 le gouvernement, en désaccord avec Georges Pompidou, puis se rapproche en 1974 du Parti socialiste. En 1981, François Mitterrand le nomme commissaire européen au Développement. En 1984, il devient Haut-Commissaire chargé du sensible dossier de la Nouvelle Calédonie, au bord de la guerre civile. Il tente d’apaiser les tensions, amorce la négociation en faveur d’un rééquilibrage économique entre communautés caldoche et kanak, préparant ainsi le terrain aux accords que signera Michel Rocard en 1988. Dans les années 1990, il mettra ses talents de négociateur au service d’une médiation entre les Touaregs et le gouvernement de Bamako.

Par la suite, Edgard Pisani deviendra une sorte d’éveilleur de consciences, alimentant le débat sur un projet politique à réinventer. Du développement de l’Afrique à la dénonciation de la professionnalisation de la communication politique, en passant par la nécessaire évolution des institutions, l’Europe ou les problèmes d’éducation, cet iconoclaste suscitait le débat d’idées. A propos de l’Europe, il écrit dans son dernier livre Croire pour vivre, compilation de ses méditations politiques, comme pour anticiper le Brexit : « L’Europe a été pensée, elle est pensée sur des schémas périmés. Ni fédération, c’est trop ; ni confédération, ce n’est pas assez. Il faut inventer autre chose. »  Il se passionnait toujours pour la question agricole et avait publié en 2004 Le vieil homme et la terre, livre dans lequel il exprimait une vision plutôt pessimiste de l’avenir : « Ce qui se passe, aujourd’hui, m’inspire plus d’inquiétude que d’espoir. A force de vouloir forcer la terre, nous prenons, en effet, le risque de la voir se dérober. A vouloir le marché, nous faisons fi du besoin que tous les peuples ont de vivre à leur manière du travail de leurs terres. A industrialiser le travail agricole, nous chassons des paysans dont les villes et les usines ne savent que faire. »