Intervention pour les 20 ans du semencier Saaten Union, Le 13 juin 2019

Introduction :

20 ans l’âge de raison, le bel âge, l’âge de tous les possibles.

20 ans, c’est important à l’échelle d’une vie d’homme,

20 ans, un rien, l’infiniment petit, à l’échelle de l’histoire de l’humanité.

Et pourtant, il s’en est passé des choses, durant ces vingt ans à tous les niveaux et en particulier au niveau de l’agriculture.

L’accélération du temps

En observant l’évolution de nos sociétés, on s’aperçoit que les quatre grandes angoisses qui traversent aujourd’hui la population française, mais plus largement la population européenne, voire une grande partie de la planète, à savoir :

La mondialisation,

Le terrorisme,

L’avènement de la société numérique, et

Les questions environnementales étaient quasiment méconnues, il y a 40 ans, et vont commencer à irriguer la société française, il y a seulement 20 ans, quand se créait votre société.

Force est de constater cette accélération du temps presque exponentielle qui fait qu’on a réalisé plus de progrès en agriculture lors des sept dernières décennies qu’au cours des huit millénaires qui ont précédé la Seconde guerre mondiale.

En effet, que de bouleversements au cours de ces dernières décennies ! L’année 1999 reflète cette transformation du monde, amorcée dix ans plus tôt avec la chute du mur de Berlin et les événements de Tian an men. 1999 voit l’entrée en vigueur de l’euro, la guerre du Kosovo, la démission de Boris Eltsine et l’arrivée de Poutine, le débat sur les OGM qui s’amplifie et, beaucoup de catastrophes naturelles et climatiques, déjà.

Le grand chambardement des campagnes françaises

Et c’est aussi le grand chambardement des campagnes françaises, cher à l’historien Fernand Braudel, qui perdure, voire s’accélère. Aucun autre secteur n’aura connu des bouleversements aussi importants, au cours des dernières décennies.

1/ Bouleversements démographiques, d’abord, le plus impressionnant : 30 % de population active agricole à la fin de la Seconde guerre mondiale, soit plus de 4 millions d’actifs,  moins de 3 % aujourd’hui soit un peu plus de 400 000 actifs. Les chefs d’exploitation ne représentent en 2018 que 1,8 % de la population active. En quelques décennies, les agriculteurs encore majoritaires dans la population au début du XXème siècle sont devenus une minorité, presqu’une infime minorité. Aucune autre catégorie socioprofessionnelle n’a connu une si importante érosion démographique. Ce qui se traduit par une prise de conscience douloureuse, d’autant plus mal ressentie que, dans le même temps, le monde se désarticule et qu’émergent aux extrêmes un modèle d’agriculture de firme obéissant à des logiques financières transnationales, sous-traitant d’ailleurs souvent l’ensemble des travaux agricoles à des prestataires, et d’autres formes alternatives (circuits courts, AMAP, permaculture…) souvent menées par des acteurs qui ne sont pas issus du monde agricole.

2/ Bouleversements technologiques : une vache qui donnait 1 200 litres il y a 50 ans en produit aujourd’hui huit fois plus tandis que des années 1960 aux années 1990 le rendement en blé augmentait d’un quintal par an. Notons que depuis les années 1990 il a tendance à stagner.

3/ Bouleversements professionnels : on est passé de l’état paysan au métier d’agriculteur, de l’exploitation familiale à des structures juridiques nouvelles. Et plus récemment, notons cette forme d’éclatement du monde agricole qui se voulait unitaire, avait une vision assez harmonieuse, portée notamment par des mouvements de jeunes comme la JAC (Jeunesse agricole catholique), la génération Michel Debatisse, depuis la modernisation des années 1960, mais qui, aujourd’hui, semble éclater entre des visions très différentes sur l’avenir de la profession.

4/ Bouleversements dans le poids électoral et la représentation politique : émergence dans toute l’Europe des idées écologistes et libérales qui vont marginaliser le monde paysan, autrefois très puissant politiquement. Il y a trois décennies, le poids électoral du monde agricole était important et dépassait le nombre des actifs agricoles, agrégeant les retraités de l’agriculture, les professions en lien avec le monde agricole : techniciens, vétérinaires, salariés des organisations professionnelles, et les enfants issus de familles agricoles, qui bien que devenus citadins, gardaient quelques affinités avec le monde agricole. Cet électorat représentait une part non négligeable de l’électorat de certains partis politiques. Aujourd’hui tout cela a éclaté. Cela se traduit également par un bouleversement dans l’équilibre du monde rural, avec une marginalisation de la population agricole dans les villages. Il y a quelques décennies les agriculteurs représentaient près de la moitié du total des maires. Ce n’est désormais plus le cas. Et dans certains villages, les agriculteurs ne sont plus représentés au sein des conseils municipaux.

5/ Bouleversements sociétaux avec la fin des trente glorieuses, qui voient l’émergence dès la fin des années 1960 des mouvements écologistes, dans le sillage de la publication du livre Le printemps silencieux de Rachel Carson, une biologiste américaine, un best-seller  témoignant des dégâts du DDT sur la faune est un des épisodes les plus importants. John Kennedy qui avait lu le livre avait décidé contre l’avis de son ministère de l’agriculture d’interdire le DDT. Puis ce fut mai 1968, et dans les années 1970, la publication du rapport du Club de Rome, et la première candidature écologiste à une élection présidentielle en France en 1974, celle d’un agronome, René Dumont, professeur d’agriculture comparée à l’Agro de Paris, membre du Commissariat au Plan de Jean Monnet à la Libération, où il sera l’instigateur d’une politique agricole moderniste et productiviste, notamment la révolution fourragère…

En même temps, il y aura la prise en compte dès les années 1970 de la question de la sécurité alimentaire, avec l’affaire des veaux aux hormones, puis quelques années plus tard, le tragique épisode de la vache folle, sur fond d’amiante, de Tchernobyl, d’affaire du sang contaminé et autres salmonelloses.

6/ Bouleversements des équilibres économiques et géopolitiques. Avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande Bretagne, les idées keynésiennes (rôle de l’Etat dans les équilibres économiques) qui avaient marqué les politiques économiques et sociales des pays occidentaux depuis la crise de 1929 et le New Deal de Roosevelt, sont remplacés par les thèses monétaristes (F. Hayek et Milton Friedman)  qui prônent la fin de l’intervention de l’Etat, la libre concurrence, le marché… Déjà, dès la fin des années 1970, après les crises pétrolières (1973 – 1979) et la fin de l’énergie à bas prix, notons l’érosion ce que l’on a appelé l’Etat providence, les délocalisations et les débuts de la désindustrialisation, la baisse de la population ouvrière et, par la suite, une économie financière qui va s’imposer de plus en plus à l’économie réelle.

Une dérégulation qui touche toutes les politiques économiques et à laquelle la PAC n’échappe pas depuis la réforme de 1992 et de toutes celles qui vont suivre, jusqu’à la fin des quotas laitiers et récemment des quotas sucriers. Les négociations du GATT puis de l’OMC, l’élargissement de l’Europe, le « détricotage » de la PAC, vont ouvrir la porte à une concurrence exacerbée entre Etats-Membres et producteurs de ces Etats Membres. Loin des idéaux de paix, de solidarité, des Pères de l’Europe ! Lors de la négociation du Traité de Rome, instituant la Communauté européenne, le négociateur, Paul-Henry Spaak, un homme d’Etat belge, avait interdit aux ministres de l’Economie et des Finances des Six d’intervenir dans la négociation, pour éviter que chacun des pays ne soit tenté de négocier le bout de gras !

Au cours des 20 dernières années, le monde agricole a confirmé voire amplifié les tendances des périodes précédentes : agrandissement des exploitations (42 ha en moyenne en 2000, 64 ha aujourd’hui), montée en puissance de l’agriculture sociétaire, prééminence des productions végétales au détriment des productions animales qui avaient pris l’avantage durant les Trente Glorieuse, spécialisation accrue des exploitations et des régions, concurrence accrue entre les Etats-Membres de l’Union européenne, développement du bio (7,5 % des surfaces aujourd’hui) et des circuits courts, disparités des revenus entre exploitations, entre productions, entre régions qui ont tendance à s’aggraver, et des progrès en termes d’innovations qui tendent plus vers le qualitatif que le quantitatif…

Paradoxalement, alors que la population agricole ne cesse de baisser, l’agriculture se trouve plus que jamais au cœur des enjeux de société, voire des enjeux de civilisation : 

1/ Enjeux géopolitiques, économiques et sociaux avec la mondialisation, les relations Nord/Sud, les marchés des matières premières, la question de l’emploi, l’avenir de l’Europe, la financiarisation de l’agriculture, qui se traduit par les dérives spéculatives qu’on a connues en 2008 et l’accaparement des terres par des grandes firmes ou des Etats, notamment dans le tiers monde ; Et puis, bien sûr la question sensible de nourrir dix ou onze milliards de terriens d’ici 2100. Se nourrir est un besoin vital et la question alimentaire est avec les enjeux environnementaux, la plus essentielle.

2/  Enjeux sanitaires avec la sécurité alimentaire ;

3/ Enjeux territoriaux avec les déserts ruraux et la métropolisation du territoire, et peu de transferts publics des régions riches vers les régions les plus pauvres. Et ce constat que plus on s’éloigne des métropoles, plus on est pauvre !

4/ Enjeux technologiques liés aux nouvelles technologies du vivant comme la transgénèse ou le clonage…

5/ Enjeux éthiques liés à ces nouvelles technologies, mais aussi avec la question du bien-être animal et la montée en puissance de modes de consommation (modes de vie) végétariens voire véganes…

6/ Enjeux culturels avec la question des paysages, des terroirs, de l’agriculture biologique et de la qualité gastronomique, la relation avec le monde sauvage : notamment avec la réintroduction du loup, de l’ours, du lynx… dans certaines régions de montagne, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes avec l’élevage pastoral.

7/ Enjeux environnementaux : de la question de l’eau à la dégradation des sols, du changement climatique à la protection de la biodiversité…

L’agriculture est au cœur de tous ces enjeux, ce qui en fait un laboratoire de modernité dans la société. Bref entre vaches folles et Dolly, la première brebis clonée, entre malbouffe et gastronomie, entre grande distribution et circuits courts, comme les AMAP, entre productions intensives et agriculture bio, entre mode de production familial et mode de production industriel, entre fonctions nourricières et diversifications, notamment dans la production d’énergie, la société s’interroge, et en particulier, le monde agricole.

Bien des interrogations, sur fond de crise d’identité qui se traduit par, à mon avis, trois éléments :

1/ Le refus de l’Europe : après avoir été pionniers dans la construction européenne, les agriculteurs forment la catégorie socioprofessionnelle qui a voté le plus contre la ratification des traités européens (Maastricht en 1992 et le Traité Constitutionnel en 2005);

2/ Le vote Front national qui ne cesse de croître au sein d’une population qui a été longtemps rétive aux idées d’extrême droite ;

3/ Et plus tragiquement, le taux de suicide des agriculteurs, supérieur à toutes les autres catégories socioprofessionnelles.

J’ajouterai à cela le fait que l’agriculture apparaisse à contre-courant des grandes tendances du nouveau monde et qui semble marquer la fin des sociétés post néolithiques, avec l’émergence d’une société de plus en plus digitale. Ceci dit : constatons que le monde agricole est très présent dans les réseaux sociaux. Il est l’un des mieux équipés en informatique, dès l’origine d’ailleurs, avec dès le début des années 1980, le développement de la télématique (le fameux Minitel).

C’est l’activité agricole qui apparaît à contre-courant :

  • C’est en effet une activité qui réclame du temps long dans un monde, qui, comme on l’a vu, s’accélère de manière vertigineuse.
  • C’est une activité sédentaire dans un monde qui se nomadise, en particulier aux deux extrêmes de la société : les très riches qui sont chez eux partout, et les très pauvres, les migrants ou les SDF, qui sont chez eux nulle part.
  • C’est une activité ancrée dans les territoires, dans les terroirs, au sein d’un monde globalisé fonctionnant de plus en plus en réseau.
  • C’est enfin une activité liée au monde du vivant dans une économie de plus en plus virtuelle, numérisée, digitalisée.

Crise d’identité

Au cours des vingt dernières années, certaines tendances ont amplifié ces pertes de repères que sont la disparition du lien entre famille et exploitation, les problèmes de transmission, la grande diversité des situations, et la marginalisation démographique, économique et sociale comme nous l’avons vu. J’ajouterai et je l’ai un peu évoqué tout à l’heure, cette évolution au sein des familles, où notamment autour de questions comme les questions environnementales liées à l’agriculture, le débat autour des phytosanitaires, il n’y a plus consensus. Et l’on peut s’en rendre compte au niveau des repas familiaux… Ce qui n’est pas facile à vivre. D’autant que, c’est une observation que j’ai pu faire, les agriculteurs ont la fâcheuse tendance de croire que si on leur adresse la moindre petite critique, l’on est contre eux… Ce qui ne facilite pas les échanges et le dialogue !

Pour l’anecdote, mais oh combien révélateur de cette perte de repères, j’ajoute ce paradoxe de l’agriculture urbaine. Alors qu’au cours des décennies on a fait disparaître l’agriculture maraîchère dans ou près des villes. (Le quartier du Marais produisait pendant des siècles les légumes de Paris, mais aussi les banlieues proches. Et puis les politiques urbaines ont renvoyé les maraîchers toujours plus loin, avant de les faire disparaître !

Alphonse Allais voulait mettre les villes à la campagne parce que l’air y était de meilleure qualité. Aujourd’hui l’agriculture urbaine se veut être un facteur de lien social dans les villes tandis qu’à la campagne le lien social a tendance à se déliter.

Reconquérir la biodiversité

Compte tenu de ce contexte nouveau, de ce nouveau paradigme, aux logiques souvent contradictoires, l’un des enjeux essentiels est : saurons-nous gérer la diversité ? : Diversité des plantes, diversité des espèces, diversité des races animales, diversité génétique, diversité des hommes, diversité des modes de production… Et, dans cette évolution, le monde des semences aura un rôle essentiel à jouer et devra gérer cette diversité pour répondre au mieux à des besoins différents. C’est une nouveauté, une révolution dans l’histoire de l’agriculture.

Depuis la révolution néolithique, il y a dix millénaires dans le Croissant fertile, puis dans le monde sumérien, le paysan n’a cessé de chercher à favoriser la plante cultivée et ainsi éviter la concurrence dans l’accès à la lumière, à l’eau, à l’alimentation. Ce phénomène s’est accéléré fortement depuis la révolution industrielle, érodant considérablement la biodiversité. Je crois que nous vivons aujourd’hui la fin des sociétés post-néolithiques pour un nouveau monde dont on déchiffre assez mal les contours. et qu’il nous faut apprendre à gérer la biodiversité. Ce qui n’est pas sans conséquence sur l’agronomie de demain.

L’agronomie de demain sera une agronomie moins liée à l’énergie et à la chimie, donc une science beaucoup plus complexe à appréhender, mais aussi plus passionnante, je crois. L’agronome redeviendra l’homme de sciences et non plus l’homme d’une seule technologie ; il sera écologue en même temps qu’agronome. Il devra comprendre et analyser les mécanismes écologiques du vivant, prendre en compte le temps long de l’évolution de la biologie. Il sera un homme de terrain, mais aussi un homme d’humilité ; il lui faudra redécouvrir la complexité, réapprendre à gérer la diversité et à ne plus seulement voir la nature comme la loi de la jungle. Je trouve que c’est un beau challenge pour les agronomes de demain. Dans Les dons précieux de la nature, le botaniste et pharmacologue, Jean Marie Pelt montrait les lois de solidarité, de mutualisme, les symbioses dans le monde du vivant. Récemment Stefano Marcuso, l’un des fondateurs de la neurobiologie végétale, dans son livre L’intelligence des plantes nous décrit des plantes qui développent une sensorialité très développée, avec une quinzaine de sens de plus que nous, des végétaux qui respirent, perçoivent et émettent des sons, qui communiquent entre elles, développement une intelligence de réseau, inventant bien avant l’homme une sorte d’internet vert. Je crois que l’on a encore beaucoup à apprendre des végétaux, comme mieux comprendre les mécanismes de la photosynthèse, ou encore cette capacité des légumineuses à fixer l’azote de l’air en le transformant en azote ammoniacal assimilable par les plantes, qui, généralisée à l’ensemble des plantes agricoles, permettrait d’augmenter la productivité en respectant la nature, et ainsi de résoudre les problèmes alimentaires et énergétiques de la planète. Stéfano Marcuso déplorait dans son livre que seuls cinq laboratoires au monde ne se consacrent à ses recherches !

En guise de conclusion,

ce petit clin d’œil au philosophe Michel Serres qui vient de décéder. A l’occasion de la dernière émission Apostrophes de Bernard Pivot, ce dernier avait demandé à chacun des 70 écrivains et intellectuels présents sur le plateau de choisir un mot, le mot qu’ils aimaient. Michel Serres avait choisi le mot ensemencement. Il avait alors fait remarquer : « Avec étonnement, j’ai vu que mes collègues écrivains avaient complètement oublié tous les mots qui les reliaient à la terre. » Ensemencement, j’aime bien aussi ce mot, qui témoigne d’un bel hommage au monde agricole et au monde de la semence. Et puis l’un des livres qui m’a incité à me lancer dans l’écriture des livres, c’est La Guerre des semences de Jacques Grall, journaliste au Monde et Bertrand Roger-Lévy, directeur de la communication à l’INRA, publié au milieu des années 1980, et le regard spectral qu’ils portaient sur ce secteur et vos métiers.

J’ai peu parlé de semences parce que vous êtes mille fois plus compétents que moi mais j’ai essayé de recenser toutes les problématiques autour de ce monde des semences si passionnant, mais nous allons en parler, plus abondamment, plus précisément, plus techniquement et scientifiquement, maintenant.

Je vous remercie de votre attention.