Comment définir la pauvreté ?

Intervention dans le cadre de Rencontre Citoy’Aisne, le 27 avril 2019 à Soissons.

Dans nos sociétés devenues si complexes, l’on a tendance à simplifier les choses et à résumer une situation par un chiffre. C’est ce que l’on fait pour la pauvreté, en déterminant un seuil de revenu, à savoir 60 % du revenu médian, c’est-à-dire le revenu qui partage les deux moitiés de la société, une moitié de la population se situe au-dessus, l’autre moitié est au-dessous, cela donne comme seuil à peu moins de 1 000 € pour un célibataire. Cela concerne aujourd’hui 14 % de la population. Le Robert définit la pauvreté comme l’état d’une personne qui manque de moyens matériels, d’argent, d’insuffisance de ressources. Partout dans le monde on retient un critère économique, en termes de revenus, mais aussi en termes d’accès aux denrées de première nécessité, en termes aussi de patrimoine. Au niveau planétaire c’était le seuil de 1 dollar par habitant, il y a quelques années, seuil passé désormais à 2 dollars…

Au-delà des chiffres liés au revenu, il y a bien d’autres aspects. Le revenu est loin d’être le seul critère pour mesurer la pauvreté ; la définition de la pauvreté comporte d’autres dimensions, elle est multidimensionnelle. « Etre pauvre, ce n’est pas seulement être privé de ressources », a écrit l’économiste indien Amartya Sen, un des grands penseurs contemporains, qui a beaucoup travaillé sur les problèmes de pauvreté. Jeune, il avait connu la famine au Bengale. Pour Sen, le bien-être ne dépend pas seulement de ce qu’un individu possède, mais ce qu’il peut faire de l’horizon qui s’ouvre à lui et de sa liberté de choisir la voie qu’il veut suivre. » Il définissait la pauvreté comme un déficit de capabilités de base (être bien nourri et être logé, prendre part à la vie de la communauté, pouvoir se montrer en public sans honte).En d’autres termes la pauvreté, ce n’est pas seulement des personnes qui sont en situation de faiblesse économique. Des tas d’événements peuvent survenir dans la vie de tout un chacun et peuvent avoir des conséquences importantes dans l’équilibre de la vie, équilibre social, équilibre économique, équilibre culturel… Cela peut être un décès, la perte d’un emploi, un divorce et tout ce qui peut être de la souffrance psychologique, de la souffrance intérieure. Plus généralement toutes les formes de solitude.Avoir des soucis financiers, quand on dispose d’un réseau, d’un carnet d’adresses, que l’on peut se débrouiller pour faire des dossiers, connaître les types d’aides dont on peut bénéficier, ce n’est pas la même chose quand on se retrouve seul face à ses difficultés…

Pauvreté internationale. Esther Duflo, une économiste française qui vit aux Etats Unis et enseigne au MIT, elle a d’ailleurs conseillé le président Obama, sur la pauvreté, avait mis en évidence un critère pour définir la pauvreté, c’est l’accès à l’eau. Il y a d’un côté ceux (ou plutôt celles) pour qui l’eau est le souci permanent, la contrainte de tous les instants, parce qu’elle est d’un accès difficile et rare, qu’elle mobilise beaucoup d’énergie et de temps. C’est aujourd’hui encore le cas de millions de femmes en Asie et surtout en Afrique, des esclaves de l’eau, dont les journées sont rythmées par la corvée de l’eau, y consacrant plusieurs heures par jour. Pour leur rendre hommage à ces esclaves de l’eau, une jeune Gambienne avait décidé de courir le marathon de Paris, avec un bidon d’eau sur la tête. Dans certaines régions africaines, les femmes font en moyenne six kilomètres par jour pour aller chercher l’eau ; une corvée qui se fait au détriment de bien des activités plus émancipatrices comme pour les plus jeunes d’entre elles aller à l’école. Et puis il y a ceux, dont nous sommes, pour qui ouvrir le robinet est un acte machinal, d’une grande banalité parce que nous sommes dans des régions privilégiées dans l’accès à l’eau. L’eau est le reflet des inégalités planétaires. Une des questions clés est celle du peuplement de la planète : environ 21 % de l’humanité réside dans des zones arides, dans des steppes, où elle ne dispose que 2 % de la ressource en eau et bénéficie de 2,5 % des précipitations. C’est dans ces zones que la progression démographique est la plus forte. 3,5 milliards d’humains la moitié de la population mondiale ont accès à une eau qui n’est pas sûre, 1,8 milliard de personnes absorbent quotidiennement de l’eau impropre à la consommation. 2,6 milliards n’ont pas d’installations sanitaires adéquates. L’eau souillée est à l’origine de 80 % des maladies choléra, fièvres typhoïdes, hépatites… La qualité de l’eau est l’une des principales causes de mortalité dans le monde.

Et puis la notion de pauvreté est très relative dans le temps et dans l’espace. Pendant des millénaires, nos ancêtres ont vécu dans un monde de rareté, et la pauvreté était un état très majoritaire. Le regard sur la pauvreté est donc différent. Le sentiment d’injustice naît de la comparaison, d’autant plus sensible qu’elle est proche. Alexis de Tocqueville écrivait dans De la démocratie en Amérique en 1840 : »Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’inégalité est grande. » Ce qui nous permet de comprendre qu’aujourd’hui, les Français jugent les inégalités plus inacceptables que les habitants de pays beaucoup plus inégalitaires.

Dans l’espace, on ne vit pas de la même manière la pauvreté dans un pays dit riche et dans un pays en développement. Et les pauvres de certains pays riches peuvent être considérés comme des nantis par rapport aux pauvres des favellas brésiliennes et indiennes.

Dans le temps, la pauvreté évolue. Dans les années 60 – 70 en France, les pauvres c’étaient avant tout les retraités du fait d’un minimum vieillesse très bas, et les handicapés ou les malades ; aujourd’hui, ce sont plutôt les jeunes, les familles monoparentales et les migrants.

Pauvreté ressentie. C’est une autre approche de la pauvreté. L’on demande aux gens s’ils se considèrent comme pauvres, ou s’ils considèrent avoir vécu au cours de leur vie une telle situation. On obtient des résultats particulièrement édifiants. Une enquête menée par IPSOS pour le Secours populaire en 2018, la moitié des personnes interrogées disaient rencontré à l’époque une situation de pauvreté ou en avoir connu dans la passé. Ces personnes n’étaient que 30 % en 2009.

Dans la société d’information dans laquelle on vit et dans des sociétés où les inégalités sont moralement injustifiables, l’on se sent toujours le pauvre d’un autre. Les jeunes qui regardent les salaires mirobolants des fonctionnaires, l’employé d’une firme qui voit son patron gagner en une journée ce qu’il a gagné durant toute sa vie professionnelle, cela suscite des tensions.

Il y a aujourd’hui une pauvreté ressentie, dans un monde en pleine mouvance, sans perspectives (quatre des grands enjeux aujourd’hui étaient à peine connu il y a trois décennies : la mondialisation, le numérique, le réchauffement climatique et plus généralement les problèmes environnementaux, le terrorisme, étaient quasiment méconnus. Ce qui rajoute de l’instabilité. D’où cette pauvreté ressentie très forte. Un sondage effectué par la secours populaire récemment montrait que la moitié des personnes interrogées considéraient avoir vécu une période de pauvreté.

Pauvreté et misère

La pauvreté peut être choisie, pas la misère. Je crois que l’on est tous un peu des pauvres, on a tous nos fragilités. La misère, c’est ne compter pour personne Mais c’est la misère qui nous interpelle. « La misère n’est pas une fatalité, elle est l’œuvre des hommes et seuls les hommes peuvent la détruire ».

Bronislaw Geremek, un historien polonais, et homme politique proche de Lech Walesa et de Solidarnösc avait fait une partie de ses études en France et avait travaillé notamment sur la pauvreté au Moyen Age en France. La Potence et la Pitié. Il avait classé les pauvres en trois catégories :

Les pauvres que l’on admire : les religieux, les moines parce qu’ils ont choisi la pauvreté comme absolu de vie.

Les pauvres acceptables : ceux qui sont dans l’impossibilité de travailler car victimes de maladies ou de handicaps et que l’on se doit d’aider par charité chrétienne pour se racheter de ses fautes.

Les pauvres indignes et honteux qui pourraient travailler mais ne travaillent pas comme les vagabonds, très souvent victimes au cours des siècles de mesures répressives et parfois condamnés à mort.

« Le monde semble peuplé à toutes les époques par des adeptes de la pauvreté volontaire qui louent l’abnégation et pas les apologistes du travail, de l’épargne et de la réussite matérielle, par ceux qui voient dans la miséricorde la vertu suprême. Ce qui change, ce sont uniquement les rapports de force entre ces différentes attitudes. »

Je voudrais terminer cette partie définition, en la rendant encore un peu plus floue. L’abbé Pierre résumait souvent son action par cette phrase : Servir premier le plus souffrant. Il utilisait le singulier et le pluriel. Définition suffisamment large et floue, pour montrer la difficulté. Car le plus souffrant n’est pas forcément le plus démuni. Pour l’abbé Pierre c’était accueillir celui qui souffre, qu’il soit riche ou pauvre. Cela nous donne une grande liberté dans la manière d’accueillir les pauvres. Et nous sommes tous des pauvres, nous avons tous nos fragilités.

Quelques mots enfin sur l’évolution de la pauvreté et de notre regard sur la pauvreté.

Pendant des siècles l’assistance aux plus pauvres a été le fait des communautés villageoises (Moyen-Age), des organisations charitables comme Saint Vincent de Paul et de l’Eglise ou des Eglises. Avec cette idée mise en exergue par François d’Assise l’option privilégiée de l’Eglise pour les pauvres, dont se réclame très fortement le pape François qui a déclaré Les pauvres ne sont pas un problème, ils sont une ressource.

Il faudra attendre les Républicains de la Troisième République à la fin du XIXème siècle pour voir les premières mesures mises en œuvre, on appelle cela les mesures d’assistance aux nécessiteux, le solidarisme tel que l’avait inspiré un député républicain Léon Bourgeois qui place la solidarité comme le fondement du lien social et pour qui le bien-être de tous dépend de la solidarité qui nous lie aux autres.

Autre étape à la Libération, avec l’émergence de l’Etat Providence, ce compromis qui garantit une plus grande sécurité d’existence face aux aléas de la vie et au risque de pauvreté. L’aspiration à l’égalité sociale, anticipée déjà lors du Front populaire, le Conseil national de la Résistance. La protection sociale avec la création de la Sécurité sociale, avec au cœur le travail salarié. Le droit à la protection sociale est fondé sur l’activité professionnelle. A l’époque, l’on pense que par ces dispositifs l’on va éradiquer la pauvreté dans les pays développés. Dans les années 60, le grand défi, c’est la faim dans le monde, un terrien sur trois souffre de malnutrition. Le chômage est résiduel.

Mais dans les années 70, l’on se rend compte que la pauvreté n’a pas été éradiquée, qu’il demeure dans les sociétés riches des poches importantes de pauvreté. Les transferts financiers n’ont pas remis en cause les inégalités structurelles. Le constat est fait par des économistes et des sociologues américains, notamment John K Galbraith, qui constate que 20 % des Américains sont pauvres. « Pourquoi les gens sont pauvres ? Tant chez les individus isolés que dans des groupes importants de ruraux et de citadins, je ne trouvais pas d’explication convaincante de la persistance de la pauvreté dans une situation de bien-être général en progression, je compris pourquoi que plus tard. Selon la tradition économique établie ou néolibérale classique à laquelle je continuais d’être assujetti, la pauvreté, ou quelque chose d’approchant, restait la condition normale de la plupart des gens. »

En France, si les inégalités ont tendance à se réduite, certains dysfonctionnements persistent. Des pans de la société sont remis en cause, on le voit à travers les révoltes paysannes et les grèves des mineurs des années 60.

En 1974, un haut fonctionnaire René Lenoir publie un livre Les exclus, c’est un best-seller, il est vendu à 100 000 exemplaires. Il montre l’inadaptation d’une grande partie de la population française (20 %) des handicapés et des retraités du fait d’un minimum vieillesse très bas.

Après le second choc pétrolier, la donne change. On entre dans la crise, c’est la fin des Trente Glorieuses. Le chômage explose, et la précarité. Changements politiques aussi avec les élections de Mme Thatcher et de M Reagan, avec une nouvelle inspiration économique. Les Keynésiens ceux qui plaidaient pour l’intervention de l’Etat dans l’économie, pour faire vite, depuis le new deal de Roosevelt après la crise de 1929, sont remplacés par les Monétaristes, des économistes très libéraux qui plaident pour la fin de l’état providence, la baisse des interventions de l’Etat, le libre-échange… arrivent au pouvoir. C’est le point de départ d’un désengagement de l’Etat dans les politiques sociales, même si cela mettra plus de temps en France.

Le retour de l’abbé Pierre, l’émergence de nouvelles associations comme les restos du cœur, les banques alimentaires, le Samu social, et puis toute une réflexion autour de cette paupérisation de la société. Il va y avoir un moment important, c’est le vote en 1987 au Conseil économique et social du rapport Wrezinski Grande Pauvreté et précarité économique et sociale. Ce rapport marque une rupture importante dans l’appréhension du problème de l’exclusion. Il tourne la page de l’assistanat, introduit les plus pauvres comme acteurs et partenaires indispensables de la réflexion et établit le lien entre destruction de la misère et respect des droits fondamentaux de l’homme. La pauvreté est considérée comme une atteinte à la dignité de la personne.

« C’est un texte totalement novateur en ceci qu’il fait apparaître la misère comme étant d’abord une violation des droits de l’homme. », écrit Paul Bouchet, ancien président d’ATD Quart Monde

Cela va donner naissance à diverses mesures dont le RMI votée à la quasi-unanimité, la loi sur l’exclusion, la loi Besson sur le logement des défavorisés et la CMU. ATD et Fondation Abbé Pierre.

Et puis à partir du milieu des années 2000, le débat va se crisper. On dénonce l’assistanat. Les sans dents pour un président de la République, e cancer de l’assistanat pour un homme politique, le pognon fou pour l’actuel Président.  Et puis ces conflits entre plus ou moins pauvres, entre travailleurs pauvres et immigrés, qui fait les choux gras du Rassemblement National. Le tout sur fond d’aggravation des inégalités, de déclassement d’une grande partie des classes moyennes, de montée de l’individualisme, de fragmentation de nos sociétés, comme le constate Jérôme Fourquet dans L’Archipel français.