La vie de l’abbé Pierre – à l’occasion de l’inauguration de la statue de l’abbé Pierre à Lescar le 8/06/2019

Cette statue de l’abbé Pierre symbolise un phare. Et l’abbé Pierre aura été un phare durant toute sa vie. Il le demeure. Un phare prophétique. Un prophète non au sens religieux du terme, mais dans sa version laïque de visionnaire, dans sa définition sociologique telle que l’exprimait Pierre Bourdieu, en 1993, lors d’une émission de la Marche du Siècle : « Le prophète est un personnage extraordinaire qui surgit dans une situation extraordinaire, lorsqu’en temps de crise, de disette, de pénurie, lorsque les hommes ordinaires, en particulier la prêtrise, ne savent plus quoi dire, le prophète alors parle et dit des choses qui étaient refoulées… L’abbé Pierre est quelqu’un qui prend la parole avec véhémence, avec indignation… ainsi les soirs d’élections, dans l’immense silence bavard, se détache une parole qui dit quelque chose. Il comprend à l’avance des malheurs, et par le simple fait de dévoiler le caché, il anticipe nécessairement ».

Et Dieu sait si l’abbé Pierre a su anticiper.

Au lendemain de la guerre, il pressent l’inéluctable mondialisation et devient président du Mouvement fédéraliste mondial.

Avant la signature du traité de Rome, bien qu’Européen convaincu, il craint que l’Europe alors en gestation ne s’éloigne trop des peuples, qui la composent.

A la fin des années 50, il met le doigt sur la faiblesse des puissants (les Etats-Unis notamment et l’Occident plus généralement) et la puissance des faibles anticipant les événements du 11 septembre 2011, les attentats terroristes.

Au début des années 1960, dans un éditorial de Faim et Soif, , il prédit la crise environnementale et évoque le réchauffement climatique, alors qu’à la même époque, les climatologues évoquaient le début d’une période de refroidissement qui devait s’étendre sur plusieurs millénaires.

Pendant les trente Glorieuses, il prévoit l’émergence des nouveaux pauvres et les phénomènes d’exclusion et d’aggravation des inégalités des décennies suivantes.

En créant les communautés Emmaüs, il apporte un nouveau regard sur la manière d’apporter des solutions à l’exclusion en développant la dimension communautaire (le nous dans la conception personnaliste d’Emmanuel Mounier), la notion d’hospitalité absolue (chère à un autre philosophe Jacques Derrida), la réhabilitation de l’homme par le travail, le respect de la singularité de chacun, le brassage social au début d’Emmaüs, la prise en compte de l’homme dans sa globalité, le refus de l’assistanat et des subventions publiques…

Il résumait Emmaüs ainsi : « C’est une fabrique d’explosifs à base de récupération d’hommes broyés », ajoutant : « Regardez ce que les bons à rien, les plus pauvres types, les plus méprisés, regardez ce que avec des fonds de poubelles, nous avons été capables de faire ». Et l’on ne peut qu’admirer de ce carrefour l’imposant village Emmaüs, ses combats, son projet…

A ces fulgurantes intuitions, l’abbé Pierre mêle l’action. Il a été l’un des premiers, si ce n’est le premier, à vouloir combattre la misère, et à en dénoncer les causes ; en d’autres termes : promouvoir au-delà de la charité chrétienne, la justice, la solidarité et le partage…

Au fil des années et des événements, l’abbé Pierre a été un personnage multiple, parfois homme de paradoxes voire de contradictions :

  • Il a été un enfant bricoleur, appelé « Castor méditatif » chez les Scouts et un adolescent plutôt perturbé qui exprime dans ses carnets sa souffrance et ses tourments ;
  • Il a été un moine capucin confronté à la pauvreté matérielle et intellectuelle la plus totale ; Son ami d’enfance, François Garbit lui écrit alors qu’il est au monastère de Crest : « Tu me fais peur. Tant d’austérité m’effraie. Non l’austérité physique, mais l’austérité intellectuelle et spirituelle… Comment vivre continuellement sur de si hauts sommets ?»
  • Il a été un résistant qui confectionnait de faux papiers pour faire passer les Juifs en Suisse ; Il passera notamment le frère du général de Gaulle, atteint de la maladie de Parkinson, puis sera résistant dans les maquis du Vercors et de la Chartreuse, avant de mettre en place un réseau de résistance vers l’Espagne. Pour cela l’abbé Pierre, son nom de résistant, avait pris comme pseudonyme le nom d’un comique de l’époque, Georges Houdin, et se faisait passer pour un généalogiste, chargé d’étudier les origines de Darquier de Pellepoix, le commissaire aux affaires juives de Vichy…
  • Il a été un prêtre aux propos souvent iconoclastes et anticléricaux qui disait sa messe tous les jours à 18 heures, quel que soit l’endroit où il se trouvait, et notamment lorsqu’il était dans un avion ;
  • Il a été un député qui a fait de sa maison de Neuilly Plaisance, une auberge de Jeunesse pour accueillir des jeunes européens désorientés après avoir appris l’existence des camps de concentration et des explosions nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki ; Il avait donné à cette maison le nom d’Emmaüs en référence à la désillusion des disciples du Christ, après sa crucifixion ;
  • Il a été ce remarquable communicateur, homme du Verbe, homme de radio et de télévision. Son appel sur les ondes de Radio Luxembourg (RTL aujourd’hui) le 1er février 1954, était un modèle du genre et devrait être étudié dans les écoles de sciences de la communication, de journalisme ou à Sciences Po.
  • Il a été un Européen convaincu, citoyen du monde et rebelle qui n’hésite pas à franchir les barrières de la légalité, s’il considère que son combat est juste ;
  • Il a été un chroniqueur avisé des maux de ce monde, dont on oublie souvent qu’il a créé une revue de grande qualité Faims et Soifs, la voix des hommes sans voix, tremplin dans les années 50 et 60 pour des journalistes qui vont devenir de grandes signatures de la presse comme Jean Lacouture, Jean-Marc Théolleyre qui sera le chroniqueur judiciaire du Monde pendant des décennies, Denis Périer Daville qui sera directeur du Figaro, ou encore François Chalais qui écrira dans Faims et Soifs ses premières critiques cinéma et Piem qui se lancera dans la caricature de presse…
  • Il a été un homme politique réformiste, mal à l’aise dans le manichéisme mais qui a su intégrer valeurs morales et spirituelles dans l’engagement politique comme avait pu le faire avant lui un saint Vincent de Paul ou un Robert Schuman, un Gandhi ou un Martin Luther King ;
  • Il a été celui qui a convaincu le général de Gaulle d’adopter le statut d’objecteur de conscience ;
  • Il a été un homme de dialogue aussi à l’aise avec les chiffonniers qu’avec les grands de ce monde. Il a été l’ami d’Albert Schweitzer et de Dom Helder Camara, de Robert Buron et de Jacques Delors, d’Albert Jacquard et de Théodore Monod ; il a admiré Robert Schuman et Pierre Mendès France, moins Charles de Gaulle ; il a travaillé avec Lord Beveridge, le fondateur de la sécurité sociale en Grande Bretagne, et Josué de Castro, un médecin brésilien, premier président de la FAO ; il a rencontré Nehru et Albert Einstein ; Charlie Chaplin lui a remis la moitié de la somme qu’il avait reçue du prix des partisans de la paix ; Il était proche de Yasser Arafat et de Shimon Pérès ;
  • Il a été un créateur boulimique, un lanceur d’idées qui a créé en France les boutiques alimentaires et Artisans du monde ; Et même l’on peut dire qu’ATD Quart Monde est né au sein de la cité de Neuilly. L’abbé Pierre avait fait appel à l’évêque de Soissons pour lui trouver un prêtre qui puisse venir l’aider. Ce prêtre, c’était le père Joseph Wrezinski. Mais ces deux fortes personnalités auront du mal à s’entendre et le père Joseph créera ATD Quart Monde. De même lorsque Coluche, qui avait été aidé pendant ses années de galère par l’association Emmaüs de Paris, lancera les Restos du Cœur, il tentera de s’associer avec l’abbé Pierre, mais les proches de l’abbé ne permettront pas la rencontre. A la fin de la première année des Restos du Cœur, Coluche, juste avant son décès accidentel, apportera le reliquat à l’abbé Pierre, qui présidera les obsèques religieuses de l’humoriste, quelques jours plus tard…
  • Il a été un solitaire passionné de montagne et de désert qui prisait aussi les assemblées et les plateaux de télévision ;
  • Il a été en même temps ce globe-trotter qui avait effectué de nombreuses fois le tour du monde, ce mystique qui aimait contempler les étoiles, et cet artiste qui écrivait des poèmes, peignait, sculptait, et faisait de la photographie :

Et j’en passe dans cette vie si riche et si dense, diversifiée à l’extrême qui semble voguer au gré des rencontres, des événements et des hasards. « La vie n’est pas un rêve, aimait-il à répéter, ni un plan d’homme ; elle est plus un consentement qu’un choix… La seule liberté de l’homme, c’est de tenir la voile tendue, ou de la laisser choir ».

Et pourtant cette vie n’était-elle pas programmée dès l’adolescence ? A 15 ans, le jeune Henry Grouès s’interroge dans ses carnets intimes sur son destin : vie contemplative à la François d’Assise, ou engagement à la Napoléon. Oh quel orgueil ! ajoute-t-il ! En d’autres termes : le monastère ou l’action publique, la grotte ou le peuple ? Peut-être les deux car se succèdent au fil des années, retraites mystiques et engagements publics, vie contemplative et activisme politique remuant. Et quand il choisit l’un ou l’autre, l’abbé Pierre ne fait pas dans la demi-mesure, c’est passionnément et jusqu’à l’extrême, quitte à vivre ces moments douloureusement, qu’il s’agisse de ces six années de profonde solitude passées chez les Capucins ou de ce fameux Hiver 54, éprouvant tant physiquement que mentalement, jusqu’à la maladie, jusqu’à la dépression.

Tel est le destin de ce jeune garçon qui, depuis l’âge de huit ans, voulait mourir, mais vécut passionnément jusqu’à 95 ans ; tel est le destin de ce jeune garçon qui répondait à une dame lui demandant ce qu’il voulait faire plus tard : je serai marin, missionnaire ou brigand. En fait il aura été les trois : marin en tant qu’aumônier de la marine à la Libération, missionnaire à travers toutes les communautés Emmaüs de par le monde, brigand pendant la Résistance.

Jusqu’à la fin de sa vie, il aura gardé ce contact étroit avec la jeunesse. Son dernier écrit était une préface d’un livre qui s’adressait aux jeunes. Je me souviens qu’une des premières fois que je l’avais rencontré pour le livre Les combats d’Emmaüs, il avait affiché sur la porte de sa chambre ce papier manuscrit : « Ici se trouve un gosse de 84 ans et demi, en grandissant il devient paresseux. Ne lui en demandez pas trop… Merci ». Preuve qu’il avait aussi de l’humour.

Aujourd’hui, face aux événements qu’il s’agisse des migrants, du réchauffement climatique, des inégalités grandissantes ou de la montée des populismes,  je me dis souvent que sa voix nous manque, tant il savait exprimer mieux que personne le refoulé, tant il savait s’adresser au cœur des gens. Sa voix, la voix des hommes sans voix, nous manque, comme nous manquent ses impatiences et ses insolences, ses colères et ses entêtements, son franc-parler et son indiscipline, son côté parfois cabotin et gaulois, sa capacité à imposer aux politiques un calendrier, sa jouissance à parfois défendre des brigands et à déstabiliser les puissants, et sa profonde humanité…